- JEUNESSE - Crise dans la civilisation
- JEUNESSE - Crise dans la civilisationY a-t-il une crise de la jeunesse moderne? Assurément, ce thème est présent dans l’opinion publique et dans certains essais consacrés aux comportements des jeunes dans la société, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, aux États-Unis, au Japon, en Europe de l’Ouest et dans certains pays de l’Europe de l’Est. Toutefois, cette idée est souvent la résultante des limitations des instruments d’analyse utilisés par les observateurs au lieu d’être la formulation d’une connaissance scientifique des réactions, des modes d’expression, des formes d’intervention d’une série d’acteurs jeunes par l’âge, dans un contexte social déterminé. Les jeunes paraissent alors en crise aux yeux de la génération adulte parce que celle-ci ne se reconnaît plus en eux ou ne parvient plus à faire rentrer leurs comportements dans des schémas (conflit de générations, crise d’adolescence, par exemple) qui jusqu’alors rendaient compte des faits.Certes, la littérature sociologique consacrée à la jeunesse au cours des trois dernières décennies échappe à ces travers. C’est dans le rapport entre une société et ses jeunes que les auteurs cherchent à saisir la crise. Mais, s’ils échappent au subjectivisme, sont-ils pour autant assurés d’une plus grande objectivité? Bien souvent, telles manifestations de jeunes n’apparaissent problématiques que parce que l’analyste se réfère au modèle d’une société organique, sans conflits fondamentaux, dont la cohésion et l’intégration sont des exigences vitales. Quant aux auteurs qui refusent un tel modèle, admettant l’existence de contradictions et la possibilité de crises profondes dans la société, ils font souvent des jeunes, outre une force sociale autonome capable de perturber ou de transformer réellement l’ordre établi, les acteurs principaux du drame, négligeant d’autres forces sociales moins visibles qui sont peut-être la clé des comportements observables, si spectaculaires soient-ils. Ainsi, nombre de théorisations sociologiques sur la jeunesse moderne ne sont pas exemptes d’idéologie. En conséquence, elles tendent soit à réduire tous les phénomènes dans lesquels les jeunes jouent un rôle visible en les faisant entrer de force dans le monde de catégories interprétatives non systématiquement adéquates (telles que «déviance», c’est-à-dire non-conformité par inadaptation), soit à sélectionner inconsciemment les comportements qui illustrent le mieux les thèses proposées. Dans ce dernier cas, un nouvel examen attentif et critique des faits sociaux est très difficile, et il faut faire appel à l’histoire pour recomposer le tableau d’ensemble de chaque génération historique réelle d’un pays donné, avec tous ses sous-groupes, eux-mêmes aux prises avec d’autres groupes sociaux.Puisqu’il est impossible de trouver tout fait un ensemble unifié de connaissances scientifiques partielles sur les comportements des jeunes dans les sociétés où ils ont fait parler d’eux et sur la signification de tels phénomènes, la démarche ici proposée est différente: on présentera un résumé des faits passés qui, étudiés ou non à l’époque, ont marqué divers milieux, groupes, mouvements de jeunes, dans quelques pays, depuis l’après-guerre, en montrant les décalages fréquents entre les idées (naïves ou savantes) sur la jeunesse et les pratiques actuelles des jeunes, en soulignant les travaux scientifiquement importants et en dégageant les lignes de réflexion les plus utiles pour comprendre les rapports multiformes et mouvants qui se sont établis entre divers acteurs collectifs jeunes et les institutions, les systèmes de valeurs, les règles d’action établis dans les sociétés dont ils sont membres.1. La jeunesse de l’après-guerre (1945-1957)De la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1956 et 1957, les comportements sociaux caractéristiques des milieux, groupes, mouvements de jeunes, n’ont rien de commun d’un pays à l’autre, à l’intérieur du monde «industrialisé», où ils commencent à poser un problème et à devenir objets d’études. En France, le phénomène le plus saillant n’est pas la persistance de petits groupes d’adolescents désorientés par les bouleversements sociaux et éthiques provoqués par la guerre et l’Occupation (les «J3 maudits»), ni l’émergence d’un milieu restreint de jeunes intellectuels marqués par l’existentialisme, mais l’intense politisation des mouvements de jeunesse dans le cadre des partis politiques existants jusqu’à l’instauration de la guerre froide, le maintien et le renforcement, après 1947, d’un fort potentiel d’engagement chez les jeunes communistes et les jeunes chrétiens de gauche (crise grave avec la hiérarchie catholique en 1957), la radicalisation progressive de l’Union nationale des étudiants de France (U.N.E.F.) marquée par la montée au pouvoir en 1956 des étudiants jusque-là minoritaires. En Allemagne, Helmut Schelsky dépeint une génération sceptique, dépolitisée, matérialiste, repliée sur la vie familiale et les valeurs privées. Au Japon, Jean Stoetzel révèle l’existence d’une jeunesse anxieuse, ambivalente à l’égard de l’autorité et de la tradition, dans une société aux institutions brutalement démantelées. Aux États-Unis, les sociologues attirent l’attention à la fois sur le clivage qui s’instaure entre les valeurs, hédonistes et ludiques, que se donnent les collectivités d’adolescents scolarisés et l’éthique de l’effort et de la réussite qui prévaut dans la société américaine (Talcott Parsons), et sur une recrudescence de phénomènes de délinquance juvénile collective dans les milieux d’immigrés récents (Kingsley Davis). Négligeant le mouvement des beatniks des années cinquante, puis les mouvements culturels juvéniles durs et violents, animés au départ par des héros proches de la révolte (James Dean, Elvis Presley, Vince Taylor), à partir des années 1953-1954, les sociologues américains commencent à forger le modèle d’une «jeunesse en crise dans la société moderne», plus précisément d’une jeunesse anxieuse se protégeant derrière les murs des sociétés closes et marginales que sont les «groupes de pairs», des exigences et des frustrations excessives qu’implique l’entrée dans les rôles adultes à l’intérieur d’une société de plus en plus complexe (M. Mead, S. N. Eisenstadt). C’est seulement aux États-Unis que naissent des «idées savantes», mais indûment généralisantes, sur les rapports de la jeunesse et de la société. Ailleurs, on parle ponctuellement, de façon passionnelle ou objective, de la «génération de l’après-guerre », mais, sauf exceptions, les jeunes intéressent plus les cinéastes ou les romanciers que les sociologues. En France et en Grande-Bretagne, les quelques études qui portent sur des jeunes sont des monographies explorant les attitudes de catégories socioprofessionnelles précises face à leur avenir professionnel ou à leur travail.2. L’incompréhension croissante des adultes (1957-1967)Des conflits d’un type nouveauOn peut, en revanche, déceler des traits communs reliant les phénomènes provoqués par des jeunes, dans les différents pays cités, au cours de la deuxième période (1957-1967), bien qu’ils n’apparaissent pas toujours simultanément. En Allemagne, en Hollande, en France (É. Copfermann, J. Jousselin), en Italie, en Grande-Bretagne, on assiste à un double phénomène: déclin des mouvements de jeunesse classiques ayant des objectifs d’éducation morale et sportive (phénomène sensible aussi aux États-Unis, dont parle Eisenstadt), crise antihiérarchique et anti-autoritaire à la base des mouvements de jeunesse encadrés par des partis politiques (cette crise touchant aussi certains pays de l’Est et le Japon) et par des organisations religieuses. L’enjeu des conflits avec les hiérarchies officielles est la recherche d’un engagement radical, de méthodes d’action directe, face aux grands problèmes politiques nationaux et mondiaux. Qu’ils aient été ou non organisés antérieurement, les étudiants et les jeunes intellectuels sont, dans la plupart des pays cités, à la pointe de ces combats. Rappelons la révolte de Berkeley aux États-Unis, à la fin de l’année 1964, les manifestations d’une nouvelle extrême gauche étudiante en Italie et en Allemagne à partir de l’année 1965, la crise de l’U.N.E.F. due au développement rapide de groupes d’extrême gauche dans les milieux étudiants français, à partir des années 1965 et 1966, à la suite de l’éclatement de l’Union des étudiants communistes de France (U.E.C.F.), des crises de la Jeunesse étudiante chrétienne (J.E.C.) et de l’Alliance (protestante), toutes trois en rupture avec leurs hiérarchies (le Parti, les Églises) au cours de ces deux années. Parallèlement naissent des mouvements collectifs spontanés dits «révoltes sauvages» ou «révoltes sans cause», explosions violentes accompagnées d’actes de vandalisme dans les grandes villes principalement, aux États-Unis, ainsi que dans plusieurs pays de l’Europe de l’Ouest comme la Suède, la Hollande, la Grande-Bretagne (les teddy-boys ), l’Allemagne (les Halbstarken ), la France (les blousons-noirs ) et de l’Europe de l’Est, dont la Pologne (les hooligans ) et l’U.R.S.S. (les stiljagy ). De tels mouvements sont peu à peu partiellement canalisés et manipulés par les grands cartels internationaux contrôlant les moyens de communication de masse (E. Morin), qui créent un ensemble de styles, de modes et de modèles culturels spécifiquement juvéniles pour un marché de jeunes scientifiquement construit. Il n’en demeure pas moins que les manifestations juvéniles extéroconditionnées sont à tout moment menacées de débordement par des mouvements de révolte (telles les violences de la «nuit de la Nation», à Paris, en juin 1963 et celles des mods et des rockers en Grande-Bretagne, en 1964) ou même par des manifestations de refus collectif fondées sur une révolte éthique. Enfin, le modèle des communautés hippies, déjà structurées aux États-Unis en 1963-1964, s’est rapidement étendu aux pays nordiques européens et à la Grande-Bretagne.Des analyses sociologiques erronéesUne très grande partie de la littérature sur la jeunesse publiée pendant cette décennie (1957-1967) aux États-Unis et en Europe a finalement méconnu la réalité de ces phénomènes. Certains essais ou certaines études sociologiques témoignent principalement de l’impuissance dans laquelle se trouvent plongés les observateurs à comprendre les nouveaux comportements des jeunes (J. Rousselet). Nombre d’auteurs s’efforcent de trouver des instruments d’analyse adaptés, car les catégories traditionnelles (crise d’adolescence, conflit des générations en termes de lutte pour le pouvoir) se révèlent inadéquates (E. Friedenberg, B. Bettelheim).Mais les théories qu’ils échafaudent ne sont en général pas libérées du modèle de l’«adolescent à socialiser»: à leurs yeux, les jeunes ne peuvent être vus que comme les «produits», ratés ou réussis, d’un système de socialisation, ensemble de mécanismes d’éducation au sens large; ils se refusent, consciemment ou non, à les situer dans l’histoire d’une société traversée par des conflits économiques, sociaux, idéologiques. Cette limitation du regard conduit même les observateurs à négliger les phénomènes historiques qui naissent sous leurs yeux, ou à ne voir en eux que les prolongements des codes de langage, des systèmes de prestige et des modes ésotériques que se donnent certaines communautés d’adolescents en marge du monde des adultes. C’est au travers de telles lentilles déformantes que la grande majorité des sociologues américains ont alors regardé les comportements sociaux des jeunes ou ont parlé d’eux (J. S. Coleman), bien qu’on puisse relever certaines exceptions (P. Goodman). L’idéologie américaine réduit toutes les manifestations des jeunes à l’existence de «sous-cultures déviantes», produits de l’allongement du temps d’adolescence, de la complexité des normes d’une société où la fonction socialisante est de plus en plus détenue par une multiplicité d’agents, de l’accélération constante du rythme des changements technologiques qui provoque une discontinuité totale entre les générations; cette idéologie a influencé surtout les sociologues allemands (F. H. Teenbruck, L. von Friedeburg).De façon générale, dans les pays européens, la littérature sur la jeunesse a découlé le plus souvent d’interrogations ponctuelles sur les «visages de générations» (F. Giroud, J. Duquesne, C. D’Hoogh et J. Mayer, enquête de l’U.N.E.S.C.O.). Les études européennes ont peut-être moins déformé les faits qu’elles ne les ont noyés par la méthode des sondages: celle-ci ne permet pas de saisir les minorités agissantes, car elle ne livre que des sommes d’attitudes et d’opinions individuelles d’où ne peuvent émerger les courants d’évolution qui affectent spécifiquement certaines collectivités réelles de jeunes; enfin, les réponses données par les jeunes ne sont pas replacées, sauf exception, dans l’ensemble des phénomènes mettant en jeu, à l’époque, des milieux, des groupes, des mouvements de jeunes. Faute d’une lecture complète du tableau d’une génération donnée, l’interprétation a été faussée par les catégories de pensée des observateurs adultes: cela est manifeste à propos des multiples constats touchant la «dépolitisation» des jeunes, leur manque d’idéalisme, leur esprit terre à terre et utilitaire. Ces thèmes ont été un véritable leitmotiv de l’idéologie dominante sur les générations des années soixante élaborée à partir des résultats de sondages.Le nouveau pouvoir d’intervention des jeunesPour comprendre l’importance des réponses négatives à une question telle que : «Vous intéressez-vous à la politique?», n’aurait-il pas suffi de tenir compte de la quête de nouvelles formes d’engagement et de lutte, envers du refus opposé par les minorités agissantes à la «politique» bureaucratisée ou de compromis en vigueur dans leur pays et dans les relations internationales (É. Copferman, A. Coutrot)?Certains milieux, groupes et mouvements de jeunes se sont sans doute, à certains moments, au cours de cette période, vus eux-mêmes au travers de «catégories creuses» telles que «société de jeunes» ou «jeunesse» en général, que les autorités politiques et sociales, aidées en cela par les grandes chaînes commerciales, ont forgées comme images-forces et modèles de structuration sociale au service d’une politique de modernisation et de concentration capable de déclencher des luttes économiques et politiques (M. Amiot, M. Freitag). Mais les sociologues européens, sinon les journalistes, sont dans l’ensemble restés méfiants ou critiques à l’égard d’idéologies qui faisaient des «jeunes» un groupe aussi réel que le milieu professionnel, la classe ou la race; ils ont souvent essayé de montrer les fondements socio-économiques de phénomènes dits de «révolte sauvage» en les reliant aux frustrations économiques et sociales subies par la masse des jeunes de la classe ouvrière et des petites classes moyennes sous-éduquées, sous-employées et sous-payées dans une société d’abondance naissante (étude du Parti travailliste britannique) où ils se trouvaient de plus en plus en concurrence serrée avec les adultes en place (F. Musgrove); ils ont parfois même perçu les signes annonciateurs, derrière les comportements apparemment moutonniers de larges fractions de la jeunesse, d’une révolte antiautoritaire et d’une revendication autogestionnaire dans les organisations patronnées jusque-là par des adultes (C. Dufrasne, J. Jenny).G. Lapassade, prenant en compte non seulement les mouvements de «révolte sans cause», mais également les révoltes anti-hiérarchiques dans les mouvements de jeunesse politiques et religieux, est l’un des sociologues les plus perspicaces de l’époque: bien qu’il n’ait pas clairement situé ces phénomènes dans le contexte historique européen de l’Ouest, marqué par la décolonisation, la déstalinisation et la crise des systèmes politiques parlementaires, il a mis en lumière le pouvoir d’intervention croissant et de plus en plus admis par les autorités adultes des jeunes générations dans les sociétés modernes où, du fait de l’accélération de l’histoire et de l’innovation technologique, les modèles de l’«adulte» et de la «maturité» se sont évanouis, faisant place à celui de l’homme perpétuellement inachevé, de l’homme «adolescent permanent». Cet ouvrage sapait par là-même les bases de tout le courant sociologique faisant des jeunes les produits passifs de systèmes de socialisation bien ou mal agencés.3. Les jeunes, mobilisés au service de la révolution (1967-1970)Les années 1966-1967 marquent un tournant: on a vu se développer massivement, aux États-Unis, au Japon et dans la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest (en particulier en Italie, en Allemagne et en France), des mouvements mettant directement en cause et ébranlant les institutions politiques, les partis et les organisations traditionnels, les institutions culturelles et les systèmes d’éducation, mouvements visant, au travers de la lutte contre l’autorité, la légitimité même de l’ordre social établi sur le plan national et international. Rappelons pour mémoire les développements spectaculaires des mouvements étudiants révolutionnaires en Italie et en Allemagne, les incidents de la London School of Economics en 1966 et 1967, les manifestations des étudiants américains contre la guerre du Vietnam, en particulier à Columbia, et contre l’intrusion des grandes sociétés capitalistes dans l’université, notamment à l’Université de Wisconsin en 1967 et 1968, les violentes démonstrations des étudiants japonais contre la domination militaire des États-Unis en 1967, l’explosion du mouvement du 22 mars 1968 et l’influence croissante de groupes révolutionnaires nouveaux sur les milieux étudiants et lycéens depuis cette époque en France. Ces mouvements sont principalement animés par des étudiants; néanmoins, des fractions importantes de la jeunesse ouvrière et des jeunes techniciens et employés y participent, au moins dans les phases de lutte aiguës tandis que le phénomène de «révolte sauvage» a pratiquement disparu. Les mouvements qui se sont produits dans certains pays de l’Est sont trop mal connus pour qu’on soit en droit de les assimiler à ceux que l’on enregistre dans les sociétés capitalistes avancées.Parallèlement, les communautés marginales refusant les valeurs de leur société apparaissent aux observateurs comme des mouvements moins coupés qu’auparavant des objectifs de lutte des mouvements révolutionnaires. Des traits communs, tels que la recherche de nouvelles valeurs communautaires désaliénant les individus, la sensibilité aux luttes du Tiers Monde, aux luttes raciales, le recours à des méthodes d’action collective directe, ont été soulignés par des auteurs américains (F. A. Pinner).Bien que de larges fractions de la jeunesse ne soient pas touchées par ces mouvements, auxquels participent de plus en plus des adultes, bien que les jeunes révolutionnaires refusent absolument la catégorie de «jeunes» et se définissent par les buts et les idéologies qui guident leurs combats, cette catégorie est loin d’avoir disparu de la nouvelle littérature sociologique consacrée à la «génération de la protestation». Même si cette littérature s’efforce aujourd’hui de situer les comportements nouveaux, enfin aperçus, dans le contexte des luttes économiques, idéologiques et politiques traversant les sociétés, elle tend souvent à voir dans les jeunes des acteurs révolutionnaires d’avant-garde (E. Morin, J. Ferrand). On peut se demander, comme certains l’ont fait (A. Touraine, G. Mury), s’il n’est pas plus fructueux, dans la période actuelle, de voir dans les militants jeunes des représentants (souvent plus lucides et plus capables de critique certes, mais engagés dans le même combat que leurs aînés) de groupes socioprofessionnels réels (ouvriers, étudiants, classes moyennes en voie de déclin, etc.) aux prises avec des systèmes institutionnels sclérosés, ou en crise, ou traversés par des contradictions aiguës. Cela conduirait à renoncer à la notion de «crise de la jeunesse moderne» et à parler de la mobilisation des collégiens, lycéens, jeunes intellectuels, étudiants et jeunes travailleurs lors de la crise qui a affecté, dans les années soixante-dix, les institutions économiques et culturelles des sociétés capitalistes «avancées», sinon de toutes les sociétés industrialisées.4. Les jeunes – objets et sujets – dans la crise économique mondialeLes derniers soubresauts des grands mouvements contestataires (surtout étudiants) des années 1960-1974 coïncident à peu près avec le déclenchement de la grande crise qui déstabilise l’économie mondiale, détruit les anciennes filières formation-emploi, engendre un chômage de plus en plus massif dont les jeunes, en particulier les filles, sont parmi les principales victimes. Parallèlement se développent des tensions internationales et des conflits armés d’un nouveau type, qui ne sont pas sans rapport avec les dégâts entraînés par le redéploiement des grands groupes capitalistes occidentaux sur la plupart des continents, mais qui font aussi entrevoir des civilisations mal connues et des types de mouvements sociaux idéologiques et politiques irréductibles à nos catégories d’analyse habituelles. Véhiculés par le show business et par d’autres pressions ou modèles, se répandent et s’imposent, en Europe surtout, des produits musicaux (disques, concerts exportés), des styles vestimentaires et des modes de vie, des idoles porteuses de valeurs où dominent l’autodestruction, la terreur, l’irrationnel. Ces vagues idéologiques et ces modèles de comportement consommatoire, ludique, interpersonnel, prennent leur source à la fois dans la déstabilisation des équilibres politiques et culturels mondiaux et dans la décomposition idéologique, provoquée notamment aux États-Unis par le pourrissement de la guerre du Vietnam. Des fractions relativement importantes de jeunes s’en trouvent atteintes. Il est vrai que ce sont, la plupart du temps, des minorités de jeunes opprimées (en Jamaïque ou dans le sous-prolétariat des villes anglaises) ou rescapées et éclopées (à la suite des guerres néo-coloniales) qui ont créé le plus d’œuvres musicales nouvelles et inventé les modes de vie contestataires des années 1975-1980.Mais il serait erroné de s’en tenir à ces crises déstabilisatrices et destructrices pour décrire les environnements nouveaux qui ont marqué les jeunes durant la décennie 1970-1980. Il faut aussi prendre en compte l’option des pays dominants en faveur d’une «révolution industrielle» originale (la troisième, après celle de la machine à vapeur au début du XIXe siècle et après celle de l’électrification à la fin du même siècle), qui se caractérise principalement par le recours aux énergies nouvelles (nucléaire et douces) et par une application élargie des technologies fondées sur la micro-électronique. Au sein de cette révolution, tout autant que dans les crises et bouleversements évoqués précédemment, les jeunes sont, encore plus que les adultes (puisque l’informatique commence à être utilisée à l’école, certains parlant même, à ce sujet, d’une «seconde alphabétisation»), à la fois des objets manipulés et des sujets innovateurs (ce qu’illustre notamment le film E.T. ).Dans ce contexte, il est utile d’évoquer les études spécialisées sur les jeunes en général et sur les rapports entre la jeunesse et la société. Ayant vu éclater sous leurs yeux les pseudo-concepts de «jeunes» et de «jeunesse» (pendant la période 1960-1974, surtout pendant les «années chaudes» marquées par les mouvements étudiants radicaux dans la plupart des pays occidentaux, il n’y avait plus de «jeunes», mais des acteurs politiques critiques impliqués dans les soubresauts d’institutions éducatives, socialisatrices, juridico-politiques, culturelles, répressives...), les spécialistes, universitaires ou non, de la question ont tous changé de ton. Mais les uns ont redéfini foncièrement leur objet de recherche et leur problématique, tandis que les autres, au bout d’un certain temps, ont repris, sous des formes plus ou moins déguisées, leurs anciennes catégories d’analyse ou en ont forgé d’autres tout aussi réductrices et anhistoriques.Parmi les premiers, José Rose, économiste et sociologue, écrit, en 1982, au sujet des jeunes demandeurs d’emploi : «On ne peut pas catégoriser la main-d’œuvre à partir de critères naturalistes et individuels. En effet, s’il y a catégorisation, c’est du fait d’un double mouvement affectant à la fois les caractéristiques des individus et celles des emplois et des entreprises : les mécanismes mêmes de la catégorisation et les agents la mettant en œuvre deviennent alors plus importants à étudier que les critères individuels.» C’est à ce même type de raisonnement que recourent ceux qui, méfiants à l’égard d’une sociologie fondée sur les vécus individuels des jeunes, se mettent à étudier, uniquement ou prioritairement, des phénomènes structurels : les mutations des institutions éducatives (démolition partielle de l’«école de Jules Ferry»; développement des formations en alternance école-production; progression de la pédagogie psycho-sociologique au détriment de l’instruction et des savoirs, dans le domaine de la formation initiale ou dans celui de la formation continue – financée et de plus en plus contrôlée par les milieux patronaux en vertu de la loi de juillet 1971; les nouvelles caractéristiques du marché du travail et de l’emploi des jeunes; les nouvelles institutions organisant la transition professionnelle, de l’école à l’emploi (voir Les Jeunes et le premier emploi, journées d’études , Association des âges, 1977); le chômage des jeunes; la transformation des postes de travail accessibles aux débutants compte tenu de l’automation, de l’informatisation et des méthodes de gestion «rationnelle» du personnel; les idéologies de légitimation qui accompagnent des phénomènes structurels (l’école est en crise; il faut «déscolariser»; le travail est une valeur du XIXe siècle, aujourd’hui démonétisée; l’individu doit s’épanouir plutôt que se «bourrer le crâne» de savoirs et de savoir-faire bien vite obsolescents...).C’est dans le cadre de ces changements de perspectives et de problématiques que se situent de nombreux débats sur la crise de l’école, sur les attitudes antiscolaires et antiprofessionnelles des jeunes, sur la segmentation du marché du travail (relégation des jeunes, des femmes et des vieux dans un marché second; multiplication d’emplois précaires, sans avenir, mal payés), sur les différents «vécus» du travail, de la formation, du chômage, en ce qui concerne les jeunes (Documents du C.E.R.E.Q., en particulier nos 26 et 35, 1975 et 1979; Cahiers du Centre d’étude de l’emploi , en particuler nos 7 et 15, 1975 et 1976; Rousselet, Balazs, Faguer, 1975; Balazs, Faguer, Laroche, 1977; Mormiche, 1975 et 1976; Mouriaux, 1972; Michon, 1975; Galland et Louis, 1976; C.G.T., 1974 et 1979; Sartin, 1977; Maupéou-Abboud, 1977 et 1978; Tanguy et Maupéou-Abboud, 1978; Le Moel, 1982).Si le thème des rapports de la jeunesse avec le travail a été fréquemment étudié dans la période consécutive à la crise économique de 1974, c’est peut-être en partie parce qu’il était apparenté à de nouveaux pseudo-concepts, tels ceux de « marginalité » et de «marginalisation ». Réhabilité (à partir des notions anciennes de déviance et de subculture ou de contre-culture juvéniles) par des sociologues et psycho-sociologues en mal d’objet, le thème de la marginalité (économique, sociale, culturelle) juvénile fut un cheval de bataille dans les années 1975-1980. Certains (J. Duvignaud, La Planète des Jeunes , 1975) prétendirent faire l’étude d’une génération historique, comparée à celle qui eut vingt ans en 1936... Des psycho-sociologues posèrent la marginalité juvénile comme objet de recherche (Camilleri et Tapia, 1974). D’autres s’efforcèrent de relier des phénomènes observables à des caractéristiques objectives produites par les politiques de l’école, de la formation des jeunes, de l’emploi (Informations , C.R.E.A.I.-centre, 1979), en décryptant les niveaux de comportements qui se cachent sous le concept de marginalité (Balazs et Mathey, 1975), ou encore de distinguer les variantes de classe – populaire et petite-bourgeoise – de la marginalité (Mauger et Fossé, 1977). De ce dernier point de vue, la contribution d’un sociologue anglais, Mike Brake, est particulièrement remarquable: outre une description passionnante des formes de contre-culture juvénile apparues en Grande-Bretagne à partir des années soixante, il propose, en 1980, une théorisation originale de ces formes historiques de la révolte et de la culture juvéniles anglaises.Le souci d’étudier conjointement les structures économiques, sociales, institutionnelles, dans lesquelles les comportements juvéniles apparaissent caractérise l’ensemble des travaux des sociologues français consacrés à l’insertion professionnelle ou à l’insertion sociale des jeunes.Une autre tendance s’affirme qui, combinant histoire et sociologie, montre que les manifestations collectives de jeunes ne sont pas des phénomènes permanents, qu’elles sont multiformes, qu’elles ont changé de sens au cours de l’histoire, qu’elles sont liées à l’existence de classes sociales antagonistes, qu’elles s’inscrivent dans des conjonctions toujours originales de mutations structurelles et de données conjoncturelles (Gillis, 1974; Crubellier, 1979; Maupéou-Abboud, 1974; Hess, 1974). Les recherches attentives à cette double perspective tranchent à la fois par rapport aux travaux psychosociologiques classiques, actuels ou anciens, concernant des milieux de jeunes bien spécifiés (Rousseau, 1977; Dubet, 1973; Léon et Contou, 1973) et par rapport aux études ethnologiques portant sur des groupes de jeunes (Ferrand, 1975), ainsi qu’avec les recherches plus ou moins engagées, qui versent parfois dans le prophétisme (Roszack, 1970, Paz, 1974) ou dans le futurisme (Bachy, 1977) et prétendent donner une théorisation des rapports entre la jeunesse et la société, mais qui sont beaucoup moins nombreuses qu’au cours des décennies précédentes.La littérature savante traitant des jeunes, de leur situation dans la société et de leurs comportements collectifs ne s’intéresse aucunement, pour l’instant, au rôle innovateur et créateur de certains groupes de jeunes, pas plus qu’à celui des collectivités juvéniles plus vastes. On peut s’en étonner, alors qu’est frappante la rapidité avec laquelle les enfants et les adolescents se familiarisent avec les nouvelles technologies fondées sur la micro-informatique, devenant ainsi capables de les manipuler et même d’en développer l’usage dans des sens imprévisibles (ainsi qu’en témoigne le phénomène des radios libres, des réseaux téléphoniques et C. B., entre autres). Au-delà même de l’irruption de ces nouvelles technologies, c’est le potentiel de créativité linguistique, culturelle, intellectuelle, sociale, qui se trouve ainsi négligé par la recherche (la revue Autrement existe heureusement: voir entre autres articles, dans le numéro du 30 mai 1983, «Avoir vingt ans et entreprendre...»).
Encyclopédie Universelle. 2012.